07/06/2025

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L'héritage d'un forgeron

01/01/2002

>>Depuis quarante ans, Chen Tian-yang met tout son talent dans la création de lames qui peuvent « déchirer le fer comme si c'était de la glaise. » Sans sa détermination à faire vivre l'art de la fabrication des armes blanches chinoises, celui-ci aurait vraisemblablement disparu.

Tigre et Dragon, film de cape et d'épée digne de la tradition chinoise ou histoire d'amour ? Ce qu'il y a de sûr en tout cas, c'est que le dernier film d'Ang Lee [李安] est saturé d'époustouflantes scènes de combat à l'épée et d'acrobaties défiant toutes les lois de la gravité. Inspiré d'un roman chinois, Tigre et Dragon additionne tous les éléments essentiels du genre : des arts martiaux, du surnaturel – et surtout une arme légendaire, l'Epée de la Destinée verte. En quittant la salle de cinéma, les spectateurs doivent se réadapter à leur condition de mortels ordinaires, qui ne savent ni marcher sur les cimes des arbres, ni courir à la verticale sur les remparts (quoique certains restent persuadés que la technique a vraiment existé). L'arme qui peut « déchirer le fer comme si c'était de la glaise» – l'élément de base de cette fiction est bien réelle en tout cas.

En Chine, les armes blanches ont une longue histoire derrière elles. Les premières lames de bronze furent forgées il y a environ 3 000 ans sous la dynastie des Zhou occidentaux (1122-770 avant J.-C.). Les lames de fer avec poignée de bronze apparurent plus tardivement, approximativement à l'époque des Royaumes combattants (475-221 av J.-C.). Le fer et l'acier remplacèrent progressivement le bronze sous la dynastie Han (206 av. J.-C. 220 ap. J.-C.).

Sous la dynastie Qin, après 265 de notre ère, les épées – dont la lame est à double tranchant – laissèrent progressivement la place à des sabres à un seul tranchant, donc plus faciles à manier. Avec le temps, sabres et épées acquirent de multiples fonctions : il pouvait s'agir d'objets de décoration, de symboles de mérite, de pouvoir et de rang, ou encore d'objets sacrificiels. Encore aujourd'hui, les armes blanches tiennent une place unique dans la culture chinoise. Elles sont fréquemment mentionnées en poésie et très présentes en littérature romanesque ; elles apparaissent dans les séries télévisées et l'opéra traditionnel ; on les retrouve également dans les temples et les parcs où sont pratiqués les arts martiaux.


L'héritage d'un forgeron

Le forgeron ChenTian-yang est le dernier héritier d'une tradition millénaire.

Malgré cette apparente continuité, très peu d'armes blanches chinoises anciennes sont parvenues jusqu'à nous, et il n'y en a guère dans les musées et les collections privées en Chine. La rareté des armes anciennes tient en partie aux édits pris par maints empereurs chinois à travers les siècles, interdisant aux civils de posséder ou de fabriquer des armes, afin de réduire les risques de voir se constituer des rébellions armées. S'ajoute à cela le fait que les militaires américains, européens et japonais emportèrent toutes celles qu'ils trouvèrent lorsqu'ils quittèrent la Chine dans les années 1900. Quant à celles qui avaient survécu au pillage, elles furent en général fondues à la fin des années 50, lors du « Grand bond en avant », à une époque où la population était encouragée à produire de l'acier dans des fonderies d'arrière-cours. En général, les armes anciennes qui sont en la possession des collectionneurs taïwanais actuellement ont soit été achetées à des ventes aux enchères à l'étranger, soit exhumées récemment sur des sites archéologiques en Chine continentale.

L'analyse de ces trouvailles avec des équipements modernes montre que les lames anciennes étaient bien souvent d'une qualité supérieure à celles qui sont fabriquées aujourd'hui. Malheureusement, ce savoir-faire antique a été largement perdu. Etant donné que peu de gens savaient écrire dans la Chine ancienne, il n'est pas surprenant que les forgerons de jadis n'aient pas consigné leur savoir par écrit. Les techniques n'étaient transmises que directement, de maître à apprenti. Tout n'a pas été perdu cependant. Par un heureux concours de circonstances, Chen Tian-yang [陳天賜] a appris et sauvé les secrets de la fabrication des armes blanches chinoises.

Né en 1940 dans une famille de paysans de Shalu, dans la région de Taichung, Chen Tian-yang a épousé la carrière de forgeron par hasard. A l'âge de quinze ans, alors qu'il était encore au lycée à Taïpei, il rencontra un moine âgé de soixante-quinze ans du nom de Liao Yuan [了圓], qui réparait les vases et les jarres au Jardin botanique. Le jeune garçon n'avait guère de goût pour l'étude, et faisait souvent l'école buissonnière pour aller tenir compagnie à Liao Yuan. Lorsque le moine n'était pas trop occupé, le jeune Chen lui demandait de lui apprendre quelques mouvements de kung-fu, si bien qu'ils se lièrent d'amitié.

Un jour, Liao Yuan conduisit Chen Tian-yang jusqu'à sa modeste demeure. Là, l'adolescent découvrit des armes blanches qui attendaient d'être réparées ou affûtées. Ainsi donc, non seulement le vieux moine savait restaurer les vases, mais il savait aussi faire et réparer les sabres et les épées ! Trois mois après leur première rencontre, Chen Tian-yang convainquit Liao Yuan de le prendre en apprentissage. « La vie était dure, en ce temps-là. Apprendre un savoir-faire qui vous permette de gagner votre vie avait plus de valeur que n'importe quoi d'autre, se souvient M. Chen. Mon père m'autorisa à quitter le lycée et à apprendre le métier auprès de Liao Yuan. C'est ainsi qu'a commencé ma carrière de forgeron. »

Chen Tian-yang emménagea avec le moine dans une maison du mont Kuanyin. Avant de lui apprendre quoi que ce soit concernant le métier de forgeron, Liao Yuan commença par l'initier aux divers styles d'escrime. De temps en temps, le maître emmenait son apprenti en ville, pour y gagner quelque argent en réparant des armes. En 1957, l'occasion leur fut donnée de prendre soin d'un sabre appartenant à Tchang Kaï-chek. Dès lors, leur réputation de forgerons fut assurée parmi les officiers de haut rang. Au cours des deux années suivantes, Chen Tian-yang passa beaucoup de temps à travailler sur les armes des généraux, ce qui lui permit d'acquérir une expérience précieuse.

Chen Tian-yang acheva son premier sabre en 1962, peu de temps après le décès de Liao Yuan. Il se mit alors à gagner sa vie en réparant les armes des militaires, et surtout en affûtant les scalpels pour l'hôpital de l'Université nationale de Taïwan. « Affûter des scalpels ne représentait pas de grande difficulté pour moi et la paie était plutôt bonne, mais en tant que forgeron, je ne me voyais pas passer le reste de ma vie dans un hôpital, dit-il. Et puis, je ne supportais pas l'odeur, alors j'ai démissionné. » Il décida de retourner au mont Kuanyin pour se perfectionner dans le métier de forgeron. En 1970, il ouvrit une échoppe à Puli, dans la région de Nantou, où il travaille depuis. Après avoir forgé des armes blanches pendant des années, Chen Tian-yang a ouvert une galerie d'artisanat populaire consacrée à sa passion, dans sa ville natale de Shalu, où il expose ses œuvres et ses collections.

La fabrication des armes blanches, explique le forgeron, est un processus complexe impliquant plus que le simple martèlement du fer. La première étape consiste à sélectionner les métaux. Au cours des années, M. Chen a travaillé diverses sortes de fers et d'aciers, expérimentant sur les alliages. Marchant dans les traces de son maître, il débuta avec du fer du Fujian. Toutefois, comme celui-ci comptait un fort pourcentage d'impuretés, il en fallait quatre fois plus que la quantité normalement nécessaire pour forger une lame. Il opta donc pour l'acier à ressorts utilisé dans l'industrie automobile. Toutefois, si celui-ci était plus pur que le fer du Fujian, M. Chen s'aperçut qu'il n'était pas assez résistant. Finalement, au milieu des années 70, sur les conseils de son neveu Chen Keh-chang [陳克昌], qui est aujourd'hui professeur d'université en science des matériaux, le forgeron travailla les aciers allemands et suédois, et trouva qu'ils étaient mieux adaptés à ses besoins. « Quand l'acier est très dur, il a tendance à être friable, alors qu'un acier souple et élastique est plus tendre mais s'émousse plus rapidement , explique-t-il. Pour atteindre un équilibre entre dureté et élasticité, il faut donc marier plusieurs métaux. »

L'étape suivante consiste à découper l'alliage en barres de la longueur désirée, en fonction de l'utilisation de l'arme et de la taille de son utilisateur. Les armes utilisées par les cavaliers sont par exemple plus longues que celles dont se servent les fantassins. M. Chen mesure la longueur de la lame à forger en en tenant une derrière le bras de l'utilisateur: la pointe de l'arme doit atteindre son oreille. Une fois la longueur de la lame déterminée, le forgeron sait de combien de matière il aura besoin. Les différents métaux à utiliser sont concassés et mélangés. Puis l'alliage est laminé et chauffé, plié en deux avec un marteau, trempé dans l'eau froide et martelé jusqu'à obtenir la forme voulue. La procédure est répétée jusqu'à ce que toutes les impuretés soient éliminées et que le forgeron ait obtenu la dureté et l'élasticité qu'il désire.

Par le passé, lorsque les techniques modernes n'existaient pas, la phase de concassage et de martèlement se faisait la nuit, pour que le forgeron puisse évaluer la température du brasier en observant ses couleurs et son aspect. Les forges modernes sont équipées de thermomètres, et pourtant M. Chen continue de s'en remettre à ses yeux pour surveiller la température de la fournaise. « Il est possible d'avoir un contrôle parfait de tous les facteurs, mais alors les sabres faits dans ces conditions sont l'équivalent de produits industriels. Ce sont les incertitudes du procédé lorsqu'il est entre les mains de l'homme qui font de la fabrication des armes blanches quelque chose de plus qu'une simple profession. » 

Après avoir plié et replié la barre de métal par trente-six fois, vient l'étape du trempage, qui est aussi le premier test de résistance pour la lame. Si les différents fers et aciers ne sont pas parfaitement fondus, la lame se recourbe ou se brise. Celles qui survivent au test sont laissées dehors pendant cinq ans, à l'épreuve de la pluie, du soleil et des changements de température. D'ordinaire, explique le forgeron, seuls 30 à 50% des « embryons » passent avec succès le test de la nature. Les lames triomphantes sont alors emballées dans une gangue de terre et de bambou, puis chauffées à feu doux pour accroître leur élasticité. Viennent ensuite diverses tâches complexes telles que le meulage, le limage, l'affilage et le polissage, la réalisation du fourreau et de la garde, et enfin l'assemblage des divers éléments.


L'héritage d'un forgeron

Cette arme ancienne était utilisée pour trancher l'ennemi à la taille, qui ainsi se vidait de son sang.

Une fois terminée, l'arme doit subir deux derniers tests. Le premier défi consiste à trancher une barre d'acier de 0,5 cm de diamètre placée sur un bloc de granit. Si l'arme passe cette épreuve sans dommage, elle a réussi le test « matériel ». Il y a plusieurs années, M. Chen a eu l'occasion de mesurer un sabre de sa production à un sabre japonais, et son arme ne l'a pas trahi.

Puis vient le test « spirituel » : M. Chen manie l'arme pour s'assurer de son équilibre et de son poids, entre autres. Il explique qu'il existe certains principes de base à respecter lors du maniement d'un sabre ou d'une épée, mais que les différences tiennent surtout au style d'escrime. Par exemple, les sabres à pointe légère sont mieux adaptés aux mouvements de fente, tandis que ceux à base lourde sont plus appropriés aux mouvements de tranchage et de coupe. « La première des qualités pour un fabricant de lames est d'être un bon escrimeur, résume M. Chen. Si vous n'êtes pas capable de manier une arme selon les divers styles d'escrime, vous pourrez toujours fabriquer quelque chose qui ressemble à un sabre ou une épée, mais cela ne sera guère plus qu'un objet décoratif. »

La production d'une arme blanche nécessite temps et concentration, et ce n'est pas un métier comme les autres. « Le terme de métier fait référence à une technique, alors qu'un sabre est une œuvre d'art, dotée de qualités intrinsèques, dit le forgeron. C'est un moyen d'exprimer ce que l'on a à l'intérieur de soi, et qui tire sa source dans la force spirituelle de la nation, entre ciel et terre. » Art ou artisanat, il faut pourtant admettre que la fabrication des armes blanches n'a jamais joui du respect de l'Etat chinois, ni ici ni sur l'autre rive du détroit de Taïwan.

En Chine continentale, au moment de la Révolution culturelle (1966-1976), les fabricants de sabres furent décimés, et ceux qui en réchappèrent durent cacher leur véritable métier. La situation ne s'est guère améliorée depuis. « Il fallait douze tampons de diverses administrations pour obtenir un bloc d'acier et huit autres tampons pour un bloc de fer, se souvient M. Chen de son voyage sur le continent en 1994. Au bout d'une semaine, je n'ai réussi à en obtenir que huit, alors j'ai abandonné. »

Les forgerons qui s'exilèrent à Taïwan avec le gouvernement Kuomintang à la fin des années 40 n'avaient eux pas à craindre la Révolution culturelle. En fait, la fabrication et la possession d'armes blanches n'ont ici jamais été interdites, mais dans une société agricole, elles n'avaient guère d'utilité et les forgerons durent se reconvertir dans la fabrication d'autres objets pour gagner leur vie. Avec le temps, les talents s'émoussèrent, pour finalement disparaître.


L'héritage d'un forgeron

Un glaive de la période des Royaumes combattants, époque de l'apparition des premières lames de fer.

Les choses commencèrent à s'améliorer avec le décollage économique de Taïwan, lorsque la population eut les moyens de s'offrir certaines distractions : davantage de gens se prirent d'intérêt pour les armes de collection. M. Chen a obtenu deux récompenses nationales, en 1994 et 1996, et de nombreux prix lui ont depuis été décernés. Ses oeuvres sont maintenant très appréciées parmi les collectionneurs locaux et étrangers. Selon le forgeron, un collectionneur de Chiayi a acquis à lui seul plus de cent trente de ses œuvres, et de nombreux autres particuliers en possèdent également plus d'une douzaine.

Le prix de ces armes varie dans une large fourchette allant de 50 000 à 500 000 TWD (de 1 595 à 15 950 euros), mais avec M. Chen, l'argent ne suffit pas toujours pour conclure l'affaire. La plupart de ses sabres ne sont destinés qu'à être exposés, car leur facilité d'emploi les rend redoutables. Le maniement des épées nécessitant une grande maîtrise technique, elles sont potentiellement moins dangereuses. Quoi qu'il en soit, M. Chen choisit ses clients avec une grande prudence. « Un fabricant de sabres est responsable de ses créations, dit-il. Si quelqu'un utilise l'un de mes sabres pour faire quelque chose de mal, je suis coupable d'avoir procuré une arme à un criminel. Je préférerais mourir de faim plutôt que de vendre un sabre à la mauvaise personne. »

M. Chen estime qu'il est aussi de sa responsabilité de promouvoir la bonne attitude parmi les collectionneurs et les adeptes des arts martiaux. Il a écrit plusieurs livres concernant l'histoire des armes blanches chinoises, et la façon dont elles sont fabriquées et conservées, entre autres thèmes. Il a également été invité à faire des conférences sur son art. « Pas de cercle sans compas, pas de carré sans règle : c'est la régularité, dit philosophiquement le forgeron à ses auditeurs. Ceux qui étudient les sabres doivent comprendre qu'il s'agit fondamentalement d'une étude de cercles et de carrés, de même qu'un principe de conduite morale ici-bas. »

Etant le seul fabricant d'armes blanches chinoises à ce jour, Chen Tian-yang pense que le premier de ses devoirs est de s'assurer que son art passe à la postérité. « Maître Liao Yuan ne voulait pas que la technique se perde, et m'a exhorté de faire en sorte que ce que j'ai appris ne m'accompagne pas dans la tombe. » En signe de respect pour son maître, il enseigne donc tout ce qu'il sait à ses six apprentis.

Voyant que ceux-ci sont prêts à reprendre le flambeau, M. Chen a envisagé de prendre sa retraite, mais à chaque fois qu'il évoque la question avec ses amis ou devant les collectionneurs, il ne rencontre que désapprobation. « Mon maître m'a accepté en apprentissage lorsqu'il avait soixante-quinze ans, disent-ils, et m'a servi de professeur jusqu'à sa mort. Comment puis-je oser parler de retraite alors que je suis encore si "jeune" ? Ils ont raison Je travaillerai jusqu'à ce que mon heure arrive. » ■

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